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Une thèse, un zoom… 3 questions à Margot Giacinti, à propos de sa thèse sur le féminicide en France (1791-1976)

Margot Giacinti est docteure en science politique de l’École Normale Supérieure de Lyon. Le 27 novembre 2023, elle a soutenu une thèse intitulée « “Quand il n’y a pas mort d’hommes” Socio-histoire du féminicide en France (1791-1976) ».

 

  1. Votre thèse, réalisée au Laboratoire Triangle sous la direction d’Anne Verjus, porte sur la question des féminicides en France. Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter ce sujet ?

Dans le cadre de ma formation à l’IEP de Lyon, j’ai eu l’opportunité d’effectuer une année d’échange universitaire à l’Université d’Oslo pour y suivre des enseignements en études de genre, et en particulier un séminaire de sociologie du droit sur les violences de genre. J’y ai découvert le terme anglais de femicide : ce mot avait résonné chez moi car il proposait une réanalyse sociologique de ce qui était nommé « crime passionnel ». En me documentant, je constatais cependant qu’en France, l’usage du mot était rare, sa traduction flottante (fémicide / féminicide) et que le fait social qu’il décrivait ne faisait pas l’objet de recherches, à l’inverse d’autres espaces, comme l’Amérique latine et centrale. J’avais alors souhaité approfondir ce sujet dans le contexte français pour le mémoire de master 1, en 2016, mais j’affrontais une multitude de problèmes épistémologiques et méthodologiques. Le problème public du féminicide n’étant alors pas advenu, le mot était absent des sources que je pouvais mobiliser et inconnu des personnes avec lesquelles j’aurais pu mener des entretiens. Dès lors, je ne pouvais ni étudier la manière dont les politiques publiques auraient saisi cette question, ni la manière dont les mobilisations sociales s’en seraient emparées. C’est dans ce cadre que j’ai finalement choisi d’intégrer le master d’histoire sociale des idées politiques de l’ENS de Lyon, car il me permettait d’initier un travail ciblé sur l’avènement et la théorisation du concept de féminicide tel que forgé dès les années 1970 par les féministes, en particulier la sociologue Diana E.H. Russell. Au sortir de ce premier travail, j’ai souhaité poursuivre la réflexion en essayant de comprendre les raisons qui avaient empêché le féminicide d’être identifié comme tel, et d’interroger, par l’analyse d’archives judiciaires, la possibilité que des féminicides aient bien existé avant que le terme vienne le nommer.

 

  1. Quelles ont été les principales difficultés de l’enquête et les stratégies de contournement ? Auriez-vous une anecdote de terrain à nous confier ?

Les difficultés qui ont été les miennes découlent de l’ambition de recherche de la thèse : mettre au travail un concept non advenu, décrivant un fait social qui n’avait pas été identifié comme tel avant notre époque contemporaine. Ces difficultés se sont déployées tant dans le cadrage du sujet de recherche que lors de l’enquête sur les idées et dans l’analyse du matériau judiciaire.

Dans le travail préalable de mémoire, j’avais montré que d’autres mots pour nommer le meurtre de femmes avaient existé, par exemple le terme uxoricide. L’uxoricide, sous l’Ancien Régime, est une catégorie pénale tantôt définie comme le meurtre d’une épouse tantôt comme celui de l’un des deux époux. La catégorie traduisait un tâtonnement, entre l’identification d’une grande prégnance des meurtres des épouses, d’une part, et la symétrisation des violences dans le couple, d’autre part, reposant sur l’idée que les époux se faisaient autant tuer par leurs épouses que l’inverse. L’analyse de ces catégories et des discours les accompagnant me permettait donc d’interroger d’autres lectures qui auraient pu nommer ou identifier différemment le meurtre de femmes. Ces premiers résultats m’ont fait adopter une approche socio-historique avec un bornage de temps conséquent (1791-1976), peu classique en sociologie mais utile pour espérer comprendre les grands mouvements entravant l’identification du féminicide. En dehors de ces catégories, faire l’histoire d’une non-idée revenait également à étudier des débats touchant aux questions de l’intimité familiale et conjugale, qui à première vue n’avaient pas grand lien avec le féminicide, comme la question du divorce ou de l’adultère. Pourtant, au XIXe siècle, les partisans du divorce le considèrent comme la solution aux meurtres conjugaux ; ils produisent en ce sens des discours sur leurs visions des meurtres eux-mêmes, utiles à ma réflexion.

En complément de l’étude des idées, je souhaitais interroger le caractère nouveau du féminicide par l’usage d’un matériau d’archive judiciaire. La première difficulté à laquelle je me suis confrontée est l’absence de la catégorie pénale de féminicide, m’amenant à investiguer l’ensemble des crimes relevant de diverses incriminations : assassinat, meurtre, coups mortels ayant donné la mort sans l’intention de la donner, empoisonnement et tentatives de ces crimes. Pour sélectionner les affaires pouvant relever de féminicide, j’ai utilisé les arrêts de procédures (aussi appelés minutes) lesquels résument le jugement de la cour d’assises et présentent à ce titre l’identité de l’accusé, le crime pour lequel il est accusé, l’identité de la victime, et la peine à laquelle il a été condamné. J’ai donc sélectionné l’ensemble des meurtres ou tentatives dans lesquel·les un ou plusieurs hommes étaient accusés d’avoir tué une femme. Cette méthode m’a amenée à réaliser une première base de données de près de 500 affaires entre 1791 et 1976. Cependant, ce recueil excluait au départ les accusés qui avaient été acquittés : en effet, les arrêts d’acquittement ne mentionnaient pas l’identité de la victime. Il a donc fallu réintégrer ces affaires à une première base de données et attendre le dépouillement des dossiers judiciaires pour savoir s’il s’agissait, ou non, de meurtres commis sur des femmes. Ce travail d’allées et venues conséquent auquel j’ai dû procéder a été caractéristique et est devenu une méthode d’enquête à part entière.

Enfin, d’autres difficultés se sont ensuite posées dans le traitement même des archives judiciaires. La plus importante tient à la définition du féminicide : les affaires en présence relevaient-elles de « meurtres de femmes parce qu’elles étaient des femmes » ? Pour contourner cette difficulté et apporter une réponse, je me suis attachée tant au récit des affaires elles-mêmes qu’aux discours des acteurs de la chaine pénale et médiatique (tous des hommes). J’ai également cherché à faire émerger, à travers des écrits des hommes, la voix des victimes tuées. Cette méthodologie m’a permis, devant le caractère structurel du fait social que j’investiguais, de caractériser les parcours de violence, de typologiser les violences et d’établir des critères permettant de qualifier une affaire de féminicide.

 

  1. Comment mobilisez-vous la sociologie du droit dans ce travail ? Auriez-vous une référence (article, chapitre ou livre) dont vous aimeriez conseiller la lecture ?

La problématisation de la thèse (faire l’histoire d’une non-idée, questionner la possibilité que le féminicide existe avant qu’il ne soit nommé) m’a conduite à forger une méthodologie mixte, qui emprunte autant à la socio-histoire qu’à l’histoire sociale des idées politiques en passant par la sociologie du droit, du genre et de l’action publique. Les lectures qui m’ont permis de l’élaborer tiennent donc à l’ensemble de ces champs d’étude. Sur le plan méthodologique, les travaux de Liora Israël m’ont beaucoup guidée dans le travail d’archives lorsque je me suis lancée en thèse. Le chapitre d’ouvrage « L’usage des archives en sociologie » (2012) et l’article « Se saisir du droit en sociologue » (2008) restent pour moi des références précieuses pour qui s’essaie au travail d’archives, en sociologue ou en politiste, d’autant plus quand le matériau consulté a été obtenu sous dérogation ou qu’il peut être qualifié de sensible. Les sociologues du droit ayant une perspective historique ont également contribué à nourrir mes réflexions autour des catégorisations, en particulier les travaux de Pierre Lascoumes autour des évolutions de la justice et du code pénal, de Laurent Willemez sur les avocats et la cour d’assises ou encore d’Alexis Spire sur l’immigration.

De par mon ancrage en études de genre, les travaux à l’intersection de la sociologie du droit et des études de genre m’ont également nourri, je pense en particulier aux travaux de Solenne Jouanneau autour de l’ordonnance de protection ou plus récemment du Téléphone Grave Danger, d’Ariane Amado, de Joséphine Bastard, de Lucie Bony et de Franck Ollivon autour du bracelet antirapprochement, de Coline Cardi sur les femmes violentes et les femmes emprisonnées, de Vanessa Codaccioni sur la justice pénale et la légitime défense.

 

  1. Publications et page personnelle de Margot Giacinti

Page personnelle : https://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?article7050

  • GIACINTI, Margot. Le commun des mortelles. Faire face au féminicide, éditions Divergences, 2025.
  • GIACINTI, Margot. « Intégrer le féminicide dans le droit : vers la prise en compte de l’homicide sexo-spécifique ? L’exemple de la proposition de l’ONU Femmes France de novembre 2019 », dans Prune Decoux, Hélène Duffuler-Vialle et Alexandre Frambéry-Iacobone (éd.), Sous l’Universel, le genre. Le discours juridique genré, Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2025.
  • DECOUX, Prune et GIACINTI, Margot. « L’esprit sans la lettre : quand la pratique judiciaire dépasse le cadre légal de l’excuse d’adultère », Raison présente, vol. 277, n°3, 2023, p. 31- 42.
  • GIACINTI, Margot. « “Débarrasser la société de femme de ce genre-là“ : appréhender les archives judiciaires au prisme du genre pour enquêter sur les féminicides », GLAD !, vol. 11, 2021. [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/glad/3217

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
nathanrivet (4 mars 2025). Une thèse, un zoom… 3 questions à Margot Giacinti, à propos de sa thèse sur le féminicide en France (1791-1976). Droit et sciences sociales . Consulté le 21 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13exz


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