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Une thèse, un zoom… 3 questions à Nathan Rivet, à propos de sa thèse sur la privatisation des prisons

Nathan Rivet est docteur en sociologie de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Le 15 novembre 2024, il a soutenu une thèse intitulée « Former l’État par sa privatisation. Le recours au secteur privé dans les prisons françaises ».

 

  1. Votre thèse, réalisée au Centre de Sociologie des Organisations (Sciences Po/CNRS) sous la direction de Jérôme Pélisse, porte sur la privatisation des prisons. Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter ce sujet ?

Travailler sur ce que j’appelle la « privatisation des prisons » est le résultat d’un petit cheminement. En 2017, alors que j’entre en master de sociologie, je propose un sujet sur le travail des détenu·es. Mais il existe en fait déjà beaucoup de travaux sur le sujet et notamment la thèse de référence de Fabrice Guilbaud (2008). En me renseignant sur les modalités concrètes prises par le travail pénitentiaire, je prends néanmoins conscience d’une situation plus complexe que je ne l’imaginais. Il y a du travail en régie publique, en concession, en gestion déléguée : je me rends compte qu’il y a des entreprises privées en prison, qui font travailler des détenus et qui assurent aussi d’autres missions. Je comprends qu’elles sont présentes depuis 1987, après un projet avorté de prisons privées, et qu’elles réalisent quasiment tout hormis « la garde, la direction et le greffe », c’est-à-dire la maintenance, la restauration, la buanderie, le travail pénal, etc. : en bref, autant de missions centrales dans le fonctionnement quotidien des prisons.

Tirant ce maigre fil, je ne trouve à l’époque que peu d’articles académiques sur le fonctionnement concret de la gestion déléguée : un article de Grégory Salle (2006) pose des bases sur la genèse politique de cette marchandisation, Fabrice Guilbaud regarde cette cohabitation depuis les ateliers où il a fait sa thèse (2011), des juristes discutent de la constitutionnalité de cette participation, quelques économistes comparent les coûts du public et du privé quand d’autres, plus institutionnalistes, évoquent des contrats incomplets… Et c’est à peu près tout. Je suis alors surpris de ce traitement bien partiel d’une question qui me semble importante : lorsqu’il s’agit de parler du lien entre entreprises et prison, on pense directement aux États-Unis et leurs prisons privées mais quelle est la situation en France ? Alors que les prisons totalement privées étasuniennes ne détiennent « que » 16 % de la population carcérale totale, les prisons françaises, dont le fonctionnement repose en partie sur des acteurs privés, enferment au total plus de deux tiers des prisonnier·es du pays.

Plutôt que de m’en tenir à la terminologie institutionnelle (« gestion déléguée » ou « partenariats public-privé »), j’utilise le terme « privatisation » pour désigner un processus qui intègre des situations en demi-teinte où l’on observe une hybridation entre public et privé. Dans ma thèse, j’étudie les agencements entre secteurs public et privé, tout en comprenant l’appropriation qui est faite de la privatisation à tous les niveaux de l’administration pénitentiaire : des prisons aux administrations centrales, des hauts fonctionnaires et cadres administratif·ves aux agent·es de terrain. J’ai axé ma réflexion autour de trois principales questions. D’abord, pourquoi et comment la gestion déléguée est-elle devenue le modèle de référence du fonctionnement des prisons françaises ? Ensuite, comment la cohabitation d’acteurs publics et privés, d’une administration et d’entreprises, d’une cliente et de ses prestataires vient-elle transformer le travail, les professions et la hiérarchie des groupes sociaux qui évoluent au sein des organisations ? Et enfin, comment la délégation au secteur privé pose-t-elle un besoin de contrôle de la part de l’administration publique, a fortiori dans une organisation où peuvent se poser des questions cruciales de sécurité, de dignité et de droits humains ?

 

  1. Quelles ont été les principales difficultés de l’enquête et les stratégies de contournement ? Auriez-vous une anecdote de terrain à nous confier ?

Les obstacles ont été très nombreux pour aboutir à un terrain conséquent : trois mois d’observation en prison, 116 entretiens à tous les niveaux du public et du privé et de nombreuses archives. Je pourrais parler de la crise sanitaire et de la fermeture du terrain, de la complexité de faire de l’ethnographie en prison et conflits de loyauté qui surgissent continuellement entre les prisonnier·es, le personnel pénitentiaire et, dans mon cas, les agent·es privés, d’un sujet technique où l’on discute autant de clauses contractuelles que d’éléments de maintenance auxquels je ne comprenais rien lors de mes premiers entretiens… Plutôt que du contournement, il a fallu faire preuve de pugnacité pour obtenir des réponses, des entretiens ou que mes demandes d’accès soient traitées. J’ai néanmoins trouvé de très nombreux·ses allié·es lors de mon enquête : beaucoup d’agent·es ou de cadres souhaitaient partager leur vision des choses, me montrer leur quotidien de travail et semblaient satisfaits d’une recherche originale dédiée à des questions plutôt gestionnaires qui changeaient de travaux davantage tournés vers la détention elle-même.

La principale difficulté à laquelle j’ai fait face a été celle de l’accès au terrain. S’il est déjà peu aisé de pénétrer en prison tant les autorisations à obtenir sont nombreuses, ma recherche dédiée à la gestion déléguée et aux partenariats public-privé n’a fait qu’accentuer certaines résistances. Certains cadres pouvaient voir dans ma thèse un « danger » comme on me l’a dit : le sujet peut apparaître comme « politique », les marchés que j’étudie représentent des milliards d’euros, les contrats qui m’intéressent sont présentés comme confidentiels et les relations entre public et privé ne sont parfois pas au beau fixe. Je me souviens ainsi, lors de la soumission initiale d’un projet de recherche pour obtenir mon premier accès, avoir effacé le terme de « privatisation » du document pour éviter que cela ne puisse tendre la relation d’enquête : j’en ai oublié une occurrence et cela m’a valu une sévère réprimande lors d’une réunion de travail au ministère.

Une autre difficulté, liée à mon souhait d’adopter une approche multiniveau, a été de circuler dans des mondes sociaux extrêmement hétérogènes. Outre de changer d’endroits au sein des établissements pénitentiaires entre le bâtiment administratif, les coursives de détention, les cuisines centrales et les ateliers de maintenance, j’ai dû alterner sur le terrain entre cadres prestigieux et activités laborieuses : il m’est ainsi arrivé une semaine de déjeuner dans l’hôtel particulier d’un préfet – sans savoir par quel couvert commencer ! – pour ensuite, la semaine suivante, participer à la réparation avec des prisonniers d’une fuite de lavabo en cellule.

 

  1. Comment mobilisez-vous la sociologie du droit dans ce travail ? Auriez-vous une référence (article, chapitre ou livre) dont vous aimeriez conseiller la lecture ?

Une des principales entrées de ma thèse concerne l’écriture et les appropriations des contrats cadrant la présence des entreprises privées en prison. C’est cet intérêt de recherche qui justifie mon investissement au sein du RT13. Mon approche consiste à « déspécifier » la prison pour la comparer à d’autres espaces (hôpital, usine, service administratif…) pour mieux comprendre la place prise par les contrats dans la privatisation. La sociologie du droit me permet ainsi de saisir deux principales dynamiques dans mon terrain.

La première concerne l’écriture des contrats de délégation : comment ceux-ci s’écrivent-ils au sein des administrations ? Quels sont les rapports de force qui contribuent à façonner les clauses des contrats ou les indicateurs qui y sont présents ? L’objectif est de comprendre ce que les contrats nous disent des équilibres marchands existants entre public et privé ou encore de voir comment est juridiquement retranscrit le fonctionnement idéal de l’organisation – ici des prisons – au sein des pièces contractuelles. Au-delà d’entretiens avec des cadres, juristes ou ingénieur·es, ayant participé à l’écriture des contrats, j’opère également une comparaison qualitative des successives générations contractuelles. Au gré des renouvellements des marchés, les contrats se transforment, se précisent ou au contraire ouvrent de nouvelles incertitudes dans leur interprétation : que nous disent ces changements des différentes dimensions économiques, organisationnelles ou professionnelles ?

La seconde dynamique a trait à l’usage de ces contrats en prison : si l’on étudie l’écriture du droit par la production des contrats, quid de son appropriation, son interprétation, son contournement par le personnel public ou privé en prison ? Pour ce faire, j’ai réalisé, à la manière de Jean-Marc Weller (2011) des entretiens avec certain·es travailleur·ses me faisant une lecture commentée des parties du contrat qu’ils et elles utilisent. J’ai également suivi de nombreuses réunions de négociation entre public et privé où l’interprétation du contrat est au cœur des tensions : combien de temps peut-on attendre avant de réparer une fenêtre qui ne ferme plus dans une cellule ? Que se passe-t-il si le grammage des plats servis aux prisonniers est inférieur aux prescriptions contractuelles ?

Pour répondre à ces différentes questions, je mobilise différentes littératures. Je me repose sur les travaux de Jérôme Pélisse (2019) sur l’intermédiation du droit et la place de celui-ci dans la régulation des activités économiques (Bessy et al., 2011). Je conseillerais néanmoins trois autres directions qui m’ont beaucoup accompagné pendant ma thèse : la première est de Pierre Lascoumes et Evelyne Serverin (1988) : Le droit comme activité sociale : pour une approche wébérienne des activités juridiques, tant cet article donne de nouvelles clefs à chaque nouvelle lecture. La deuxième vient des États-Unis avec les travaux de Ruthanne Huising et Susan Silbey sur la régulation relationnelle (2011) et les accountability infrastructures (2021) : j’y ai trouvé une grande aide pour mieux comprendre l’importance du droit et de ses usages au sein de contextes de travail. Enfin, en allant relire Anselm Strauss pour évoquer son « ordre négocié » (1992), je me suis rendu compte de la forte dimension juridique qu’il y donne en évoquant les contrats et les règlements : il me semble que relire cet article en pensant aux contextes juridiques que nous étudions pourrait porter ses fruits.

 

  1. Publications et page personnelle de Nathan Rivet

Page personnelle : https://www.sciencespo.fr/cso/fr/chercheur/Nathan%20Rivet/10348.html

2024 – « Privatization as bureaucratization – Contracts, accountability, and uses of law in the privatization of French Prisons », Oñati Socio-Legal Series

2023 – « À la recherche de la concurrence. L’État au défi de la privatisation de ses prisons », Revue Française de Socio-Économie, 31(2), pp. 25-41 – Prix jeune auteur

2023 – Avec Henneguelle A. « Des prisons privées dans l’hexagone ? La solution intermédiaire de la privatisation française», Gouvernement & action publique, 12(2), pp. 115-136

2022 – « Contrôler la gestion déléguée des prisons. Les services de l’administration pénitentiaire face aux partenariats public-privé (1990-2020)», Champ pénal, 25.

2025 – Podcast “Objets trouvés” sur sa thèse

 

  1. Bibliographie

BESSY, C., DELPEUCH, T. & PÉLISSE, J. (2011). Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, Paris, LGDJ.

GUILBAUD, F. (2008). Des travailleurs en quête de liberté : sociologie du travail pénitentiaire. Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 10 – Nanterre.

GUILBAUD, F. (2011). La privatisation des prisons: Entre marché et « dogme » sécuritaire, in BENGUIGUI G. (ed), Prisons sous tensions. Nîmes, Champ social, p. 189-220.

HUISING, R., & SILBEY, S. (2011). Governing the gap: Forging safe science through relational regulation. Regulation & Governance, vol.1, n°5, p.14-42.

HUISING, R. & SIBLEY, S. (2021). Accountability infrastructures: Pragmatic compliance inside organizations. Regulation & Governance, vol.15, n°1, p. s40-s62.

LASCOUMES, P. & SERVERIN, E. (1988). Le droit comme activité sociale : pour une approche wébérienne des activités juridiques. Droit et société, n°9, p. 165-187.

PELISSE, J. (2019). Varieties of Legal Intermediaries: When Non-Legal Professionals Act as  Legal Intermediaries. Studies in Law, Politics, and Society, n°81, p.101-128.

SALLE, G. (2006). État de droit, État gestionnaire : Retour sur la « privatisation » des prisons françaises, Champ Pénal, vol.III.

STRAUSS, A., SCHATZMAN, L., BUCHER, R., ERLICH, D. & SABSHIN, M. (1992). L’hôpital et son ordre négocié, dans : STRAUSS, A. (ed). La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, p. 87-112.

WELLER, J-M. (2011). Comment décrire ce qu’on ne voit pas? Le devoir d’hésitation des juges de proximité au travail. Sociologie du travail, vol.53, n°3, p.349-368.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
nathanrivet (14 janvier 2025). Une thèse, un zoom… 3 questions à Nathan Rivet, à propos de sa thèse sur la privatisation des prisons. Droit et sciences sociales . Consulté le 16 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1331s


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