Une thèse, un zoom… 3 questions à Mattéo Giouse, à propos de sa thèse sur les discours des juges en audience de comparutions immédiates

Mattéo Giouse est docteur en sociologie. Le 11 octobre 2024, il a soutenu une thèse intitulée « Des discours qui font peine. Ethnographie de juges en comparutions immédiates (2018-2022) ».

 

1. Votre thèse, réalisée à l’université Lyon 2 et au Centre Max Weber sous la direction de Corinne Rostaing, porte les discours des juges lors des procès de comparutions immédiates. Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter ce sujet ?

Comme je le raconte dans le prologue de ma thèse, c’est en tombant sur une émission de radio que l’envie de travailler sur le sujet a germé. Ma recherche de master 2 n’avait pourtant rien à voir avec le thème de la justice, mais en écoutant un reportage dans l’émission Les Pieds sur terre[1], j’ai été choqué par les propos entendus dans l’enceinte d’un tribunal, dans une audience de comparution immédiate (CI). Face à un prévenu poursuivi pour trois vols de téléphone dans l’espace public, la procureure avait notamment déclaré : « Je sais même pas comment on peut encore vous regarder comme un humain. » Ma thèse part donc du constat de la violence possible et de l’humiliation des prévenus dans le cadre des comparutions immédiates. J’ai ensuite cherché à saisir si cet enregistrement, qui a fait couler beaucoup d’encre dans le milieu judiciaire, était un dérapage ou, au contraire, s’il disait quelque chose de plus ordinaire à propos de cette procédure. Je me suis donc intéressé aux discours des professionnels vis-à-vis des prévenus et j’ai plus particulièrement concentré mon regard sur les discours des juges. Celleux-ci sont censé·e·s être impartiaux·ales pendant l’audience et sont souvent présenté·e·s comme des passeureuses de paroles et des gestionnaires de temps en CI. Or mon enquête a montré que celleux-ci s’investissent particulièrement, et sous des formes et surtout des postures diverses, dans l’altérisation et la dégradation des prévenu·e·s.

Parallèlement, j’avais aussi en tête que la procédure de CI était une procédure pénale particulièrement sévère. C’est une des principales portes d’entrée vers l’incarcération. La spécificité de la CI réside dans le fait que les juges peuvent prononcer un mandat de dépôt (i. e. l’incarcération immédiate à l’issue du procès) sans minimum de durée de peine alors qu’un minimum d’un an est requis pour prononcer une telle mesure dans les autres procédures pénales. Une grande partie des prévenu·e·s jugé·e·s en CI est ainsi incarcérée pour des peines de quelques mois, sans aménagements possibles.

Je voulais donc comprendre s’il existait un lien entre la sévérité de la CI, la puissance du contrôle social qu’elle met en œuvre, et les discours humiliants ou dégradants pouvant être entendus lors des audiences. Sachant que cette procédure s’inscrit dans le contexte particulier conjuguant forte attention médiatique, temps court pour les justiciables comme pour les professionnel·le·s, nombre important de dossiers à juger en une journée, et ténuité des éléments qui les composent.

 

2. Quelles ont été les principales difficultés de l’enquête et les stratégies de contournement ? Auriez-vous une anecdote de terrain à nous confier ?

Après une longue phase d’observation d’audience depuis les bancs du public, la deuxième phase méthodologique devait consister en une ethnographie monosituée dans les services du siège et du parquet d’un grand tribunal. L’idée, après avoir retranscrit un certain nombre de discours sur la « scène » pour reprendre le terme de Goffman, était de me rendre dans les « coulisses » pour étudier l’environnement professionnel des juges. C’est à ce moment que je me suis heurté à une relative fermeture du terrain : mes demandes de stages sont restées sans réponse. Il m’a alors fallu changer mon fusil d’épaule et envisager de me rendre dans différents tribunaux pour suivre des juges et des procureur·e·s de manière individualisée. Là encore, j’ai constaté une sorte de frilosité du milieu de la magistrature à s’ouvrir aux enquêtes sociologiques. Cela s’est notamment traduit par des refus d’entretiens ou des difficultés rencontrées lors des entretiens.

Je pense à une fois où, après un accord par mail avec un juge, je me suis rendu dans le tribunal d’une ville à plusieurs heures de train de chez moi. Je m’organise pour dormir sur place et ainsi pouvoir assister à l’audience que ce juge préside et mener un entretien le lendemain. Quand j’arrive pour réaliser l’entretien, le juge n’est pas dans son bureau. Après l’avoir fait appeler par une collègue à lui, nous nous retrouvons une demi-heure plus tard. Dès le début de l’entretien je ressens donc un manque de respect. La suite se révèle tout aussi compliquée : le juge reste dans un discours très institutionnel et je n’arrive pas à lui faire raconter des anecdotes plus personnelles ou à atteindre ses représentations. Après trois ou quatre questions, il m’annonce qu’il n’a pas beaucoup de temps et que nous devons mettre un terme bientôt à l’entretien. Celui-ci aura donc duré une demi-heure.

Cette expérience m’a amené à chercher à rééquilibrer la relation d’enquête avec les professionnel·le·s. Face à ces imposant·e·s (Chamboredon et al., 1994) et aux manifestations de ce rapport, j’ai par exemple mis davantage en avant les données récoltées lors de la première phase de terrain pour signifier ma propre expertise sur le sujet. J’ai également cherché à rencontrer plusieurs professionnel·les par tribunaux pour ne pas être dépendant d’une seule relation d’enquête et me suis autorisé à interrompre les discours institutionnels lors des entretiens pour amener les enquêté·e·s à parler de manière plus personnelle. Cela a pris du temps, mais j’ai l’impression que je ne me suis plus retrouvé confronté de la sorte à du mépris et au sentiment de perte de temps.

  

3. Comment mobilisez-vous la sociologie du droit dans ce travail ? Auriez-vous une référence (article, chapitre ou livre) dont vous aimeriez conseiller la lecture ?

 Si je m’appuie sur l’usage du droit (notamment des différents textes) pour contextualiser les possibilités punitives en CI, l’intérêt que je porte au droit se situe plutôt dans la manière dont celui-ci s’articule avec l’expression de normes, notamment par le biais des discours. Bien qu’effectuant leur travail dans le cadre de ce qui est permis ou requis par le droit, et en s’appuyant dessus pour légitimer leur action judiciaire, les juges puisent également dans des représentations sociales et morales pour justifier envers elleux-mêmes d’abord et envers la société ensuite, la pratique de l’incarcération en CI.

Il est intéressant de constater que bien que fondé en droit, l’usage massif du recours à la CI et les peines d’emprisonnement qui y sont prononcées représentent une forme de dilemme pour les juges. Un certain nombre des personnes enquêtées, constatant soit l’inefficacité de telles mesures, soit le caractère problématique des lieux d’enfermement, considère l’activité en CI comme du sale boulot pour reprendre l’expression de Hughes (1962).

Je montre dans ce travail que la pratique du droit et son application par les membres du siège ne se cantonnent pas à une lecture rationnelle des textes. L’investissement des professionnel·le·s dans la reproduction de la légitimité du droit et de ses usages est consubstantiel à l’activité judiciaire. Le procédé de dégradation des prévenus durant l’audience (dont je décris et analyse les différentes formes qu’il prend et ses degrés divers) répond à celui développé en amont des procès dans les coulisses du tribunal. Il permet aux juges de persévérer dans l’activité, de prendre goût (terme de Howard Becker pour rendre compte du changement de conception vis-à-vis d’un acte déviant, et qui permet d’avancer dans la carrière déviante (Becker, [1963] 2013)) au sale boulot de la CI et de persévérer dans participation à l’industrie de la punition (Christie, 2003).

Pour comprendre les logiques des acteurices judiciaires, je me suis notamment inspiré des travaux de la criminologue Françoise Vanhamme. Dans son article, « On ne me reconnaît pas nécessairement sans ma toge » L’organisation sociale des responsabilités au tribunal, elle met notamment au jour la manière dont s’estompe la responsabilité des juges dans le fait de punir. Elle explique ce phénomène par la structure de l’institution judiciaire qui favorise un mécanisme de sous-humanisation des prévenu·e·s (Vanhamme, 2012). Ce travail a fait fortement échos à ce que je pouvais observer lors des audiences. Il permet en outre de questionner les fondements moraux et sociaux de la peine en dehors de son adéquation juridique avec l’affaire et la personne jugée.

 

Bibliographie indicative :

Becker H.S., [1963] 2013, Outsiders: études de sociologie de la déviance.

Chamboredon H., Pavis F., Willemez L., Surdez M., 1994, « S’imposer aux imposants. A propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien », Genèses. Sciences sociales et histoire, p. 114‑132.

Christie N., 2003, L’industrie de la punition: prison et politique pénale en Occident, Paris, Ed. Autrement (Autrement: Frontières), 218 p.

Hughes E.C., 1962, « Good People and Dirty Work », Social Problems, 10, p. 3‑11.

Vanhamme F., 2012, « “On ne me reconnaît pas nécessairement sans ma toge”. L’organisation sociale des responsabilités au tribunal », Déviance et Société, 36, 3, p. 277‑289.

4. Publication et page personnelle de Mattéo Giouse

Publication :

• « Le jugement des gilets jaunes en comparution immédiate: moraliser, punir, démobiliser », dans Beroud S., Dufresne A., Gobin C., Zune M. (dirs.), Sur le terrain avec les gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, Presses Universitaires de Lyon, p. 221‑235, 2022

Page personnelle : https://www.centre-max-weber.fr/Matteo-Giouse

Lien vers la thèse : https://hal.science/tel-04738254v1

[1] « La fonction publique : épisode • 10/30 du podcast Places de la République », Les Pieds sur Terre, 2017.

 

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