Une thèse, un zoom… 3 questions à Thomas Forte, à propos de sa thèse sur l’écriture des marchés publics

Thomas Forte est docteur en sociologie de l’université de Bordeaux. Le 23 mai 2024, il a soutenu une thèse intitulée « Avoir le sens de la formule : le droit à l’épreuve de l’activité de production des marchés publics d’un conseil départemental »

1. Votre thèse, réalisée au Centre Émile Durkheim sous la direction de Alina Surubaru et Xabier Itçaina, porte sur les rapports au droit dans l’activité de rédaction des marchés publics. Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter ce sujet ?

Au cours de mes deux mémoires de master respectivement consacrés à la construction de la maison d’arrêt de Gradignan et du stade Matmut Atlantique de Bordeaux, j’ai pu voir, dans les archives et lors des entretiens, des références variées aux contrats qui ont permis de construire ces bâtiments (une note, un rapport, une expertise, une clause). À l’époque, j’y avais porté peu d’intérêt pour me focaliser sur une sociologie de l’action publique relativement classique (construction d’un problème public, lutte de pouvoirs et jeux d’acteurs). Dans le cadre de mon projet de thèse, j’ai souhaité approfondir mon travail sur ces contrats et plus spécifiquement sur les partenariats public-privé (PPP), que j’avais abordés dans mon deuxième mémoire. L’utilisation de ces derniers était en hausse et ils faisaient l’objet de beaucoup de scandales dans la mesure où ils impliquaient une forte dépendance aux banques et aux acteurs privés.

Pour trouver un financement, j’ai défendu un projet de thèse qui considère les PPP comme des formes contractuelles symptomatiques de grandes transformations de la gestion budgétaire des organisations publiques. C’est au cours d’une discussion avec un membre du cabinet d’un conseil départemental que mon projet s’est orienté vers des contrats plus ordinaires, les marchés publics, qui sont utilisés par les organisations publiques depuis la Révolution. Paradoxalement, c’est la banalité des marchés publics qui m’a donné envie de les étudier. Nous les utilisons tous les jours, nous en sommes dépendants (l’éclairage, les parcs, les routes, les bureaux et ordinateurs dans les universités…) et pourtant, ils ne font jamais l’objet de recherche en SHS. Les médias les traitent généralement au prisme des controverses qu’ils représentent (comme le recours aux cabinets de conseil, la corruption) et mettent un zoom sur les figures publiques (élu·es, entreprises de BTP, directeur·trices). Pourtant, ce sont des agents administratifs qui rédigent, contrôlent, discutent quotidiennement de ces contrats et, in fine, permettent de dépenser l’argent public afin de réaliser les missions de service public.

2. Quelles ont été les principales difficultés de l’enquête et les stratégies de contournement ? Auriez-vous une anecdote de terrain à nous confier ?

Rattaché au Service de la commande publique (SCP) pendant trois ans, j’ai pu circuler entre les bureaux des rédactrices, des conseillères (qui rédigent les marchés publics) et des acheteurs (qui ont comme mission la performance économique). J’ai néanmoins rencontré deux principales difficultés :  l’observation du travail de bureau et l’accès aux services opérationnels et aux entreprises.

Tout d’abord, si j’étais dans leurs bureaux et que l’on avait des discussions sur le travail de mes collègues, je ne savais pas réellement ce qu’elles faisaient derrière leurs écrans. Au bout de deux mois, je n’avais toujours pas « vu » un marché public, tant il peut prendre de multiples formes au sein de l’organisation. Mes collègues de l’époque ont été surprises lorsque je leur ai demandé si je pouvais rester derrière elles pendant qu’elles travaillaient sur leurs dossiers. Elles ont accepté et j’ai pu saisir les préoccupations de leur travail de contrôle et d’écriture.

Ensuite, étant rattaché et labellisé SCP, les chefs de projet qui rédigeaient les premières versions des documents et analysaient les offres des candidats m’ont fermé leur porte. J’étais « l’espion du SCP ». Les audits successifs, les relations parfois tendues entre « opérationnels » et « juristes » ne facilitaient pas l’accès à ce terrain. Les entreprises n’ont pas non plus accepté de discuter avec un membre du Département sur leurs manières de répondre aux marchés publics. Elles pensaient que j’allais révéler leurs manières de faire à leurs concurrents.

Ces deux difficultés ont été résolues au fil de mes lectures sur la sociologie pragmatique, un courant de recherche que je n’avais pas abordé lors de mes précédentes recherches et qui était très peu présent dans mon cursus. J’ai trouvé des pistes théoriques et méthodologiques précieuses pour ma recherche, grâce notamment à Alina Surubaru qui m’a conseillé de lire Les hommes et les machines de Nicolas Dodier, et ma lecture du livre de Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. L’un des apports de la sociologie pragmatique du travail est de souligner l’importance des actes, comme l’écriture, et des espaces dans lesquels ils se réalisent, comme un bureau. Dans cette perspective la fermeture d’un terrain ne représentait plus un enjeu, puisqu’il y avait tant à comprendre et à étudier au sein des bureaux. Ainsi, j’ai orienté ma recherche vers cette activité en étant attentif aux jugements émis par les personnes lorsqu’elles travaillent (pour qualifier un « bon » et un « mauvais » marché), aux actes qu’elles réalisent (comme aux manières de se repérer dans un document), aux objets qui interviennent (les pièces d’un marché, le téléphone…) et aux milieux où le travail se fait (un bureau, une réunion).

Pour l’anecdote, je peux donner celle que je raconte dans le prologue de ma thèse. Alors que je déjeune avec un collègue, il me questionne sur l’utilité de la fontaine où nous sommes assis. Après plusieurs propositions (l’esthétisme de la place, offrir des places assises pour les repas) il m’explique que c’est surtout pour éviter les rassemblements. La place accueille plusieurs bâtiments publics (préfecture, finances publiques, conseil départemental, régional, métropole…). La fontaine empêche les personnes de se rassembler face aux entrées des bâtiments se trouvant côté rue. C’est à ce moment que j’ai compris que les marchés publics sont loin d’être des formes anodines de contractualisation : ils jouent un rôle central dans l’aménagement et l’expérience de notre quotidien. Pour comprendre cela, il faut étudier le travail de rédaction en prenant au sérieux la dimension administrative du droit.

3. Comment mobilisez-vous la sociologie du droit dans ce travail ? Auriez-vous une référence (article, chapitre ou livre) dont vous aimeriez conseiller la lecture ?

J’étudie le droit comme une « effectuation » (Grosdidier et Israël, 2014, p. 167), c’est-à-dire comme des pratiques observables réalisées dans un milieu qui permettent de saisir sa force normative. La qualité juridique d’un acte ou d’un document relève des manières de travailler mutuellement reconnues par les personnes comme juridiques. Ainsi, une grande partie de mon travail a été d’identifier les différentes formulations du droit au sein des bureaux de la collectivité et plus largement des organisations publiques et privées . Par ailleurs, j’ai étudié le sens que les personnes concernées attachent à ces formulations, parfois contradictoires, dans leur activité et les manières dont elles se traduisent, se stabilisent ou s’articulent dans des pratiques collectives de travail. J’ai identifié trois attentes qui articulent ces jugements et ces pratiques. La sécurité juridique privilégie une conformité des pratiques d’écriture dans le temps (par exemple telle forme graphique d’une clause). L’opérationnalité défend l’intégration des contraintes issues de l’activité de production (par exemple considérer la charge de travail de son collègue). La politique achat comprend des manières de rédiger soucieuses de l’atteinte d’objectifs de performances organisationnels (par exemple allotir afin de favoriser les réponses des TPE/PME).

Dans ma recherche, je mobilise donc une sociologie pragmatique du droit, où je m’intéresse aux actes que les membres du SCP, et plus généralement de la collectivité, réalisent à destination d’une chose juridique : le marché public.

Deux références m’ont influencé dans mon travail. L’article de Baudouin Dupret sur sa critique praxéologique du droit[1], qui défend le fait de considérer celui-ci par rapport à ce que les « gens considèrent comme être le droit ». Cette perspective permet dépasser le débat du droit « d’en haut » et celui « du bas » pour étudier les manières dont le droit s’incarne, ses formes de présence au monde et les jugements que les personnes lui attachent. La deuxième référence est le livre d’Albert Piette sur L’ethnographie de l’action. L’observation des détails[2]. Il met au centre de l’analyse les actes ordinaires du quotidien et le mythe de l’engagement total des personnes dans ce qu’elles font. Dans une recherche sur le droit en actes, cette perspective originale permet d’affûter le regard sociologique sur d’autres objets qui ne comptent pas toujours pour le ou la sociologue du droit, mais qui comptent pour les personnes impliquées dans l’enquête.

4. Publications et page personnelle de Thomas Forte

Forte, T. (2024). « Mettre à l’épreuve la sécurité juridique : les pratiques d’écriture d’un service de marchés publics ». Droit et société, n° 117(2), pp. 317-337, https://droit.cairn.info/revue-droit-et-societe-2024-2-page-301?lang=fr.

Lien vers la thèse : https://theses.hal.science/tel-04677710

Lien vers la page personnelle : https://www.centreemiledurkheim.fr/notre-equipe/thomas-forte/

[1]    Dupret, B. (2019). Pluralisme juridique, pluralité de droits et pratiques juridiques : théories, critiques et reformulation praxéologique. Revue générale de droit, 49(2), 591–623.

[2]    Piette, A. (2020). Ethnographie de l’action. L’observation des détails. Cas de figure. École des Hautes Études en Sciences Sociales.